Curieux préambule
Curieux préambule
Sans que cela soit explicitement dit, lobjet du préambule de la soi-disant constitution européenne est de donner une définition consensuelle de lEurope et de justifier son unification. Lexercice est difficile, on en conviendra. Mais il semble lêtre plus encore quon ne limaginait, si lon en juge par le résultat auquel les conventionnels sont parvenus. Cest en effet le cas de dire à son propos que ce qui se conçoit mal sénonce confusément et que les mots pour le dire arrivent péniblement On sétonne dailleurs quun homme aussi brillant que Valéry Giscard dEstaing ait accepté de cautionner ce texte pitoyable dun peu plus de vingt-cinq lignes.
Cependant, pour bizarre quil soit, ce préambule nen est pas moins édifiant. On ne saurait donc trop en conseiller la lecture et lanalyse.
Le lecteur y apprend en particulier que "lEurope est un continent porteur de civilisation", "un continent ouvert sur la culture, sur le savoir et sur le progrès social," quelle "entend poursuivre cette trajectoire de civilisation, de progrès et de prospérité" et quelle est "désormais réunie", "unie dans sa diversité", "uni[e] dune manière sans cesse plus étroite", parce que son union offre aux citoyens et aux Etats qui la composent "la meilleure chance de poursuivre [ ] la grande aventure qui en fait un espace privilégié de lespérance humaine".
Le contenu de cette "civilisation" y est maigrement décliné en plusieurs concepts épars : "le caractère démocratique et transparent de sa vie publique" quil faut "approfondir", "la paix, la justice et la solidarité dans le monde" auxquelles il faut "uvrer", le "respect du droit" qui est "ancré dans la vie de la société", et enfin "lhumanisme" qui est son "héritage" et dont les "habitants [ ] ont développé progressivement les valeurs".
Tout cela est "un peu court", pour reprendre la réplique trop connue de Cyrano. Car ces valeurs, au demeurant bien vagues, bien lacunaires et bien platement exprimées, nappartiennent évidemment pas en propre à lEurope, ni même à lOccident, encore moins à la seule Europe communautaire, sauf à considérer, comme à la Belle Epoque, que lHomme blanc est seul "porteur de civilisation" et quil est investi dune mission civilisatrice et conquérante à léchelle de la planète. Bien dangereuse conception, en vérité.
Il est vrai, comme nous lavons déjà plusieurs fois souligné, que la "mondialisation" à laquelle nous assistons nest au fond quune troisième vague de colonisation, et que mondialisme et néocolonialisme ne sont que les deux facettes dune même réalité.
Plus surprenante encore est la définition des "valeurs qui fondent lhumanisme". A notre classique trilogie républicaine, en est substituée une autre : "légalité des êtres, la liberté, le respect de la raison". La fraternité ne serait-elle donc pas un sentiment européen ? Le mot, en tout cas, ne figure dans aucune phrase du préambule.
Et quest-ce que cette "égalité des êtres" ? L'égalité entre tous les êtres vivants, entre lhomme et le poisson rouge ? On peut craindre en effet que cette expression ne soit pas seulement une maladroite façon dinclure la femme dans laffirmation de légalité entre les hommes. Car les conventionnels proposent également aux Européens de se déclarer "conscients de leurs responsabilités à légard des générations futures et de la Terre". On nest donc pas loin de lécologie fondamentaliste et de la religion du Nouvel Age, dont les adeptes les plus illuminés sillustrent depuis quelques années outre-Atlantique.
On sait par ailleurs quune allusion à lhéritage chrétien de lEurope figurait dans la première version du préambule et quelle a disparu depuis. Elle a été remplacée dans un premier temps par une référence aux "civilisations hellénique et romaine "et aux "courants des Lumières" qui ont "nourri" son héritage, ainsi quà "lélan spirituel qui la parcourue et est toujours présent dans son patrimoine". Cela même est maintenant gommé, de telle sorte soit dit en passant quaucun obstacle de principe ne soppose plus à lentrée de la Turquie dans lUnion européenne, pas plus lhéritage hellénique et romain que la référence chrétienne.
Des pétitions ont été lancées pour réintégrer la mention explicite du christianisme dans le préambule. Des Etats lont réclamée et la réclament encore. Le Pape lui-même sen est mêlé. Le mieux pourtant, du point de vue des européistes, serait de jeter tout ce fatras aux orties : le respect de la raison, sans majuscule, mais qui rappelle trop le culte de la déesse du même nom ; la responsabilité vis-à-vis de la Terre, avec la majuscule qui la divinise; et tous ces héritages, religieux ou non, sur lesquels on ne réussit pas, semble-t-il, à se mettre daccord.
La conférence intergouvernementale, qui doit maintenant examiner le texte, aurait également avantage à supprimer laffirmation par laquelle souvre le préambule et selon laquelle les "habitants" de lEurope sont "venus par vagues successives depuis les premiers âges de lhumanité". On voit bien quen rappelant les "vagues" du passé, les conventionnels ont voulu légitimer celles du présent et de lavenir. Mais nest-ce pas nier lidée même dEurope? Nexiste-t-il donc pas dEuropéens véritables? Ne serions-nous que des nomades égarés? Ou cherche-t-on à singer lAmérique en se donnant des airs un peu usurpés, il faut le reconnaître dimmigrants et de pionniers?
Lexercice liminaire auquel se sont livrés les conventionnels ne convainc donc pas, même si, dans un mouvement dautosatisfaction qui couronne le tout, ceux-ci veulent, en conclusion, que "les citoyens et les Etats dEurope" se déclarent "reconnaissants aux membres de la Convention européenne davoir élaboré la présente constitution". On nest jamais si bien servi que par soi-même
Au total, la lecture de ce curieux préambule donne le sentiment très net que lambition européenne est creuse, quelle na pas lélan, la vigueur, la solidité dune ambition nationale, et quelle sappuie sur un substrat qui manque de cohérence et de consistance.
Francis CHOISEL
Conseiller Général des Hauts-de-Seine