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Le Blog Bonapartiste
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2 février 2005

Voter « Non » pour construire l’Europe

Voter « Non » pour construire l’Europe


Christian DARLOT**,  janvier 2005


Eviter les guerres et faire coopérer les peuples pacifiquement fut le rêve de générations d’Européens, rêve longtemps inaccessible mais néanmoins peu à peu réalisé au cours de la deuxième moitié du 20e siècle, après les deux guerres terribles de la première moitié. La volonté unanime des Européens est à présent d’assurer la paix et la prospérité à tout jamais, en construisant un système politique stable. La question est de savoir comment.

Le projet de traité constitutionnel européen soumis à notre approbation propose une fédération de l’Europe qui, selon ses partisans, serait la seule organisation possible. Ce traité serait donc indispensable à l’avenir de l’Europe, tandis que son refus causerait des dommages à tous les peuples européens.

Les pages qui suivent ont pour but de montrer que la situation n’est pas si simple. Il n’y a pas qu’une seule organisation possible de l’Europe, et celle qui a été choisie par les promoteurs du projet n’est pas neutre politiquement ni socialement.  
Au lieu de bâtir une puissance politique, ce projet paralyserait l’Europe et la vassaliserait aux puissances anglo-saxonnes. Dans tous les pays d’Europe il tendrait à augmenter les inégalités sociales, à appauvrir les peuples et à concentrer les richesses. Loin d’assurer la paix, l’organisation politique projetée rendrait inéluctable l’aggravation des tensions sociales, qui entraînerait de nouveaux troubles.
Pour la France ce traité entraînerait une durable régression sociale et une irrémédiable déchéance politique.

Préparé selon une procédure exorbitante des traditions démocratiques, ce projet énonce de façon très floue les règles de fonctionnement des institutions, que doit préciser tout texte constitutionnel, mais précise une foule de normes économiques qui n’y ont pas leur place. Les règles d’exercice du pouvoir n’étant pas précisées, et le contrôle des dirigeants n’étant pas assuré, la politique européenne serait déterminée par les intérêts des grandes compagnies financières internationales qui inspirent les actes des dirigeants anglo-saxons. Instituant une personnalité juridique pour l’Union Européenne, ce texte subordonnerait les Etats nationaux, et soumettrait ainsi les peuples à ces intérêts privés. Prévoyant une procédure de révision constitutionnelle impraticable, il rendrait cette vassalisation définitive. Derrière la façade d’un texte de droit, c’est un dessein politique et social qui est insinué, dont l’effet serait de réduire la démocratie à un jeu d’apparences, d’instituer un libre-échange intégral ruineux pour les producteurs et destructeur pour la cohésion sociale, d’établir une ploutocratie et de niveler la diversité culturelle. S’il était adopté tel quel, ce texte provoquerait fatalement à moyenne échéance une crise sociale, qui deviendrait bientôt une crise politique à l’échelle du continent.

Rejeter ce projet de traité est donc nécessaire pour assurer l’avenir de l’Europe.  

1 Ce qu’est un texte constitutionnel…

La fonction d’une coutume ou d’un texte constitutionnel est d’éviter la violence à l’intérieur des sociétés, tandis que les traités internationaux ont pour but de maintenir la paix entre les entités souveraines, non subordonnées à des entités politiques supérieures.
Un texte constitutionnel doit donc énoncer les droits des citoyens, assurer la confrontation pacifique des intérêts des groupes sociaux, et préciser les règles de dévolution, d’exercice et de contrôle du pouvoir. Il doit indiquer aussi comment ces droits et ces règles pourront être modifiés à l’avenir, selon les nécessités de l’évolution historique. Un projet de Constitution Européenne devrait donc exposer clairement de telles règles, et le long passé de l’Europe incite, en bonne raison, à partir de l’existant, les Nations et les Etats, et à instituer d’abord des règles assurant leur coopération, aisément et sans conflits.

2 … que ce texte n’est pas.  

Or le texte qui nous est proposé subordonne les Etats à une Union politique sans préciser clairement comment elle sera gouvernée. Le pouvoir paraît partagé entre plusieurs instances, au point qu’on ne sait où il serait : parmi les commissaires, ou bien les chefs de gouvernements, ou encore les futurs super-ministres ? On ne sait pas non plus comment les intérêts en présence, nationaux, sociaux, économiques, seraient représentés : par les ministres, par le Parlement Européen pourtant si peu représentatif ? Le pouvoir sera donc à prendre, à travers tractations, barguignages et coups fourrés.


Le pouvoir à prendre

Prenons un exemple : un ministre européen des affaires étrangères est prévu par ce projet de traité, et bien des gens disent : "C'est merveilleux, l'Europe parlera enfin d'une seule voix". Mais ce n'est pas tout de parler, encore faut-il avoir auparavant défini une politique, dégagé une décision acceptée de tous à partir de volontés différentes. Or rien n'est prévu pour cela. Décider de décider à l’unanimité est décider de ne jamais décider. Quel que soit le texte il faudra donc procéder autrement, à la majorité qualifiée ou bien à l’intrigue, à l’esbroufe ou à l’emporte-pièce. L'expérience montre que, dans l'état présent des rapports politiques, l'Europe ne parle d'une seule voix que lorsqu'elle répète les paroles du maître anglo-saxon. La partie sera donc belle pour le "fédérateur extérieur" comme disait de Gaulle, c'est à dire pour la seule puissance capable de définir une politique et de l'imposer en usant de son influence. Ainsi, si ce traité eût été en vigueur lors de la crise irakienne, toutes choses égales par ailleurs, l'Allemagne, la Belgique et la France eussent été mises en minorité, l'Union européenne aurait emboîté le pas aux Etats-Unis et des soldats européens gambaderaient en Irak sous commandement étasunien. L’Europe serait subordonnée étroitement et pour longtemps aux Etats-Unis. L'ONU aurait démontré son inféodation à la puissance dominante et ce parlement mondial serait honni par la moitié la plus pauvre du monde. L’opposition Nord-Sud serait devenue la césure principale dans le monde, et les haines s’exprimeraient sans retenue, se renforçant ainsi chaque jour davantage. Gâchis maximal.
La crise irakienne a montré combien la voix de la France au Conseil de Sécurité était utile. Cette voix est indispensable à présent pour rassembler les gouvernements africains, afin de tenter de sauvegarder la paix en Côte d’Ivoire, dont la crise politique, certainement attisée en sous-main, est représentative des troubles des pays mal développés. Or dix-sept secondes de réflexion pas même intense suffisent à comprendre que si un ministre européen des affaires étrangères dût exister, cette voix, du jour au lendemain, perdrait toute audience. A l’occasion d’une réforme de l’ONU elle perdrait bientôt jusqu’à l’existence. On propose aux Français d’échanger une voix de puissance politique qui compte, dans une organisation mondiale et plurilingue, contre un siège de commissaire aux transports dans une fédération régionale, dont l’unique langue de travail est désormais celle de la puissance dominante mondiale, qui n’est pas européenne, ainsi que du seul peuple d’Europe qui a toujours affirmé qu’il n’accepterait pas les règles communes.


L’Europe vassalisée

En réalité, les Européens seraient dépossédés des moyens d’agir sur leur avenir. Car ce texte imposerait que les actions militaires éventuelles fussent faites dans le cadre de l’OTAN, figeant ainsi un système d’alliance historiquement daté et dirigé par une puissance non-européenne. C’est placer dans un texte constitutionnel des articles de traité international, et ce serait accorder officiellement aux Etats-Unis un droit de regard sur la politique étrangère européenne. En outre l’élargissement à la Turquie et peut-être un jour à l’Ukraine, en étendant les frontières de l’Europe jusqu’à des régions de tensions mondiales graves, la rendrait en effet dépendante de l’OTAN, et anéantirait le concept de dissuasion.
Il est certes nécessaire d’améliorer grandement l’efficacité de l’action diplomatique et militaire des pays européens. La guerre en Yougoslavie a révélé les conséquences désastreuses d’une divergence de conduite politique entre les dirigeants allemands et français. Ces erreurs eurent des conséquences criminelles, mais il n’est pas vraisemblable qu’elle puissent être évitées par des palabres entre vingt-cinq gouvernements, dont une dizaine sont directement influencés par un pouvoir situé hors d’Europe. Pour éviter ces fautes tragiques, c’est une consultation étroite des gouvernants des principaux Etats, les seuls capables d’action militaire, qui seule peut être efficace. La guerre est le risque ultime. Seul un pouvoir profondément soutenu par sa population et intellectuellement cohérent peut légitimement et efficacement l’affronter pour l’empêcher. Une coalition étroitement unie de nations souveraines pourrait y faire face, mais pas une cohue d’une trentaine de pouvoir disparates. Au jour d’un éventuel péril les dirigeants se découvriraient divisés, impuissants, et seraient trop heureux de remettre le sort des peuples entre des mains plus fermes que les leurs. Abandonner la souveraineté nationale serait donc se placer dans la situation de devoir fatalement choisir un jour entre l’allégeance et la servitude.


La représentation des peuples biaisée

Dans l’union projetée, ce n’est pas seulement le pouvoir qui serait à prendre, c’est aussi la représentation des peuples et des citoyens. D’ores et déjà le Parlement Européen se révèle ballotté par des idéologies de factions. Ce Parlement prétend à exercer un pouvoir politique, et l’a inauguré récemment en cherchant noise à un candidat commissaire, non sur ses actes politiques dans son pays, en effet discutables, mais sur ses croyance morales. Ce déplacement du terrain d’attaque ramène des siècles en arrière, aux procès en hérésie intentés à des chanceliers tombés en disgrâce. Notons que c’est le principe même d’une audition qui pousse à cette confusion des genres. Seuls peuvent se réjouir de cette joute sournoise ceux qui confondent la démocratie avec les luttes de sérail.
Or ce Parlement, qui prétend sanctionner légitimement un pouvoir mais commence par confondre la responsabilité politique et les convictions personnelles, n’a guère de représentativité. Ses groupes sont composés de rassemblements disparates, qui ont le plus grand mal à s’entendre et dont l’électeur ne connaît même pas le programme politique, en général inexistant. Ses députés eux-mêmes sont très éloignés des électeurs : en France, les circonscrïptions incongrues découpées pour ces élections n’ont pas la moindre légitimité historique, géographique ni sociologique. Ce sont des circonscrïptions de numéros de téléphone, ou bien, si l’on veut vraiment leur trouver des antécédents, ce sont la Neustrie, l’Austrasie, la Burgondie et l’Aquitanie des temps mérovingiens, taillées tout exprès pour démembrer le pays et empêcher une représentation nationale. Un scrutin de liste parachève la farce, en assurant l’élection automatique des caciques des partis, alors que pour contrôler les politiciens, ce n’est pas tant de les élire qui importe que de pouvoir les révoquer. La légitimité d’un tel Parlement est très faible, et le restera. Il faut une bonne dose d’optimisme pour s’imaginer que ses votes reflèteront les vœux des citoyens plutôt que les intérêts des groupes de pression qui pullulent à Bruxelles.
Le pouvoir s’éloigne donc des citoyens, d’autant plus dangereusement que désormais l’Europe se mêle de tout, tendance que ce texte projette d’aggraver encore.


L’irresponsabilité intrusive

En effet, la répartition projetée des spécialités entre l’échelon européen et l’échelon national est peu claire : l’administration européenne –car en l’absence d’un pouvoir politique c’est l’administration qui gouverne- aurait le droit d’intervenir en tous domaines, et se réserve en outre des domaines de compétence exclusive. Parmi ceux-ci se trouve, par exemple, l’immigration, qui ne peut pourtant être bien réglée que concrètement et localement, sauf à dériver vers des pratiques inhumaines. Si ce texte était adopté, la politique de l’immigration servirait demain de prétexte à étendre les pouvoirs des euro-bureaucrates, dans la méconnaissance des situations locales, au mépris des courants migratoires établis et des traditions nationales, au plus grand dam des migrants et de ceux qui les accueillent. Recette sûre pour envenimer les rapports sociaux.


Le libre-échange coercitif

Par contre, l’organisation économique a fait l’objet de tous les soins des rédacteurs du projet. Des dizaines d’articles la concernent, tous d’inspiration résolument libérale, il est à peine besoin de le rappeler tant cela a été souligné par les commentateurs. C’est encore une fois discourir longuement sur une organisation contingente liée à une époque, et la figer alors qu’il faut qu’elle puisse évoluer. C’est bloquer toute régulation politique et sociale. Plus grave encore, c’est assurer l’appauvrissement inéluctable de l’Europe. Ce texte organise donc le monde à l’envers : il règle en détail le libéralisme économique et bâcle les procédures de confrontation des intérêts. Comme l’avocat Bridoison dans « Les Plaideurs », « Il dit fort posément ce dont on n’a que faire, et court le grand galop quand il est à son fait ».


La négation du droit social

Tout à la promotion de la concurrence commerciale, ce texte passe pratiquement sous silence le droit du travail. Escamotage masqué d’un mot : la subsidiarité. Cette notion mal définie est présentée sous un jour sympa : la confiance mutuelle. Selon la règle déjà en vigueur depuis longtemps, chaque pays élabore son droit du travail, que les autres reconnaissent. Mais ce respect apparent des mœurs locales facilite la délocalisation, et permet même de l’importer. Voici comment ce mystère s’opère : le droit du travail est celui du pays où le travail s’effectue, sauf pour le travail temporaire. Le personnel en mission à l’étranger pour moins de trois mois relève en effet du droit du pays de l’employeur. Cela paraît le bon sens et la simplicité mêmes : inutile de rédiger des accords internationaux pour du travail intérimaire. Grâce à cette règle, des entreprises d’hôtellerie britanniques envoient par roulement des ressortissants du Commonwealth, payés de très bas salaires, servir dans les stations de sport d’hiver alpines. Et voilà comment, en cassant les prix le plus légalement du monde, elles ont, après dix ans de persévérance, évincé leurs concurrents, acquis les plus profitables hôtels, et placé sous leur contrôle le marché du travail local. Rassurez-vous, les Britanniques ne sont pas seuls à agir ainsi, et même les Français ont compris le coup et appris à recruter, par le biais de filiales étrangères, des esclaves encore plus mal payés que les immigrés légaux. Le meilleur est toutefois à venir, et les entreprises de transports et de bâtiments de l’Est de l’Europe sont à cet égard très prometteuses. Les inspecteurs du travail et les magistrats devront se recycler dans le droit des nouveaux adhérents. Le projet de directive « Bolkestein » étendrait ces pratiques dans d’immenses proportions, en érigeant en norme le « principe du droit du pays d’origine ». La concurrence par le dumping social deviendrait impitoyable, et bien sûr les tensions entre travailleurs de pays différents le deviendraient aussi. Or, si le traité dût être adopté, une directive serait bientôt une « loi européenne » primant sur les lois nationales. Et le domaine social est le seul dans lequel l’unification des droits est explicitement interdit (pour complaire aux Britanniques). Ce traité institue ainsi la concurrence entre les droits sociaux des pays, de sorte que la concurrence entre entreprises se ferait au détriment des salariés.

La politique sociale est inexistante en Europe et n'existera pas car ni la Grande-Bretagne ni les pays de l'Est de l'Europe n'en veulent, et parce que la France et l'Allemagne sont ligotées par le libre-échange.


L’uniformisation culturelle

S’il ne protège pas les travailleurs, ce projet de traité ne sauvegarde pas davantage la diversité culturelle. La plupart des documents de l’Union, déjà telle qu’elle fonctionne à présent, ne sont plus disponibles dans des délais utiles qu’en version anglaise. Souvent les autres versions ne sont même plus rédigées, au mépris des traités. Demain, cette politique de fait pourrait devenir de droit, et s’étendre à toute la vie sociale. Puisque les lois de l’Union auraient prééminence sur les lois des Etats, toutes les législations nationales de protection des droits linguistiques seraient caduques. C’est la conséquence inéluctable du traité. Toute entreprise qui adopterait pour langue de travail « une langue de l’Union » aurait rempli ses obligations. Le marché du travail serait bouleversé par ce biais-là aussi, puisque la maîtrise de l’anglais deviendrait officiellement une condition à l’embauche, ce qu’elle est déjà officieusement en maints domaines. Et la modification de l’activité économique retentirait sur toute la vie quotidienne : affichage, notices d’emploi en anglais, annonces professionnelles en anglais. La prise de décision à la majorité qualifiée permettrait de poursuivre plus avant dans cette voie. L’anglais serait à très court terme adopté comme langue commune de l’Union, et au nom de l’abolition des monopoles, tout établissement d’enseignement pourrait bientôt échapper à l’obligation d’employer la langue nationale, pourvu qu’il adopte une langue européenne « aisément compréhensible ». Devinez laquelle. Bien entendu, les bourgeoisies de chaque nation se rueraient pour inscrire leurs enfants dans ces pépinières présumées de dominants mondiaux.
Les Britanniques sont si certains de ce triomphe qu’il viennent, pour le hâter, de supprimer l’obligation pour leurs écoliers d’apprendre une langue vivante. Quant à la convention européenne, elle a délibérément préparé l’unification linguistique : des associations de plusieurs pays ont demandé que, parmi la kyrielle d’articles du traité, l’un au moins protège juridiquement la diversité linguistique et culturelle. Le refus a été net, du moins lorsque le secrétariat de la convention a daigné répondre.


La subordination de l’Europe

Cette litanie de défauts pourrait être indéfiniment allongée, mais on se laisserait leurrer à penser que ce texte ne soit qu’une ébauche. Sa confusion masque utilement son vrai dessein : réaliser l’intégration atlantiste voulue depuis plus d’un demi-siècle par les fédéralistes européens. Les naïfs qui prônent le « oui » dans l’espoir de fonder une puissance européenne indépendante s’apprêtent à approuver un texte conçu pour organiser la soumission. Or s’il était adopté sa révision serait presque impossible puisqu’elle nécessiterait l’unanimité des vingt-cinq gouvernements, dont une dizaine sont des vassaux des Etats-Unis. Mieux vaut ne pas s’embarquer dans un rafiot si peu sûr.


Les illusions des eurolâtres

La mentalité europtimiste résulte de la conjonction historique de plusieurs attitudes qui traditionnellement s’opposaient, mais que l’effondrement des idéologies et la régression intellectuelle ont rassemblés sur la ligne de plus grande pente.

Le courant le plus ancien, issu des Lumières, est l’héritier des philosophes du XVIIIe siècle que le pouvoir royal écartait des responsabilités politiques, et qui ont de ce fait fondé la tradition de l’utopie française. Pour cette sensibilité, que tous ses échecs et même les pires dévoiements n’ont jamais découragée, tout vaut mieux que ce qui existe. L’important n’est pas d’agir prudemment pour faire aboutir un dessein cohérent, mûrement médité, publiquement discuté et progressivement amélioré, mais de changer du tout au tout. Peu importe le projet, pourvu qu’il soit nouveau et démesuré. La France a assez duré, vive l’Europe et que ça bouge un peu ! Cette mentalité puérile, typique des soixante-huitards, est celle des enfants de Jean-Jacques.

Un autre courant historique, mais qui a connu des éclipses, est l’internationalisme prolétarien, dont l’aversion envers les nations varie selon les versions : atténuée chez les enfants de Jean Jaurès, virulente chez les sectateurs de Trotsky si nombreux en France. Ceux-ci poussent à l’extrême la tendance déjà observée par Marc Bloch chez les anciens Communistes de son époque : conscients de constituer une élite agissante, ayant appris dans leur jeunesse à mépriser la nation au nom du Prolétariat, la légalité au nom de la Révolution, et la liberté au nom de l’Efficacité, ils ont gardé, à l’âge de la perte des illusions, la certitude de leur supériorité, le dédain du peuple et le mépris des lois, mis au service de leur vanité. Habitués à prendre leurs ordres auprès d’un parti, ils se sont rangés tout naturellement sous la houlette des puissants.

Les plus persévérants européïstes sont les enfants de Jean Monnet, partisans de l’effacement des nations au moyen du commerce, de la fédération atlantiste et de l’abandon de pouvoir aux Etats-Unis. Dans leur esprit, cette politique est nécessaire et suffisante pour assurer la paix et la prospérité. Les plus fervents s’exaltent à l’idée que la France devienne le Wyoming, un rectangle géographique fondé sur une table rase, semblable à ses voisins, et que ses habitants seuls savent situer. A ce groupe s’est rattachée la masse des nantis qui entendent le rester, et qui se couvrent de cette idéologie pour ne pas avouer -s’avouer ?- leur désir d’accaparement. Ne trouvant plus de modèle à Versailles, ils vont le chercher à Washington.

Une famille apparentée est formée par les Catholiques, dont l’internationalisme est fondé sur le modèle irénique du peuple de Dieu. Elle couvre un large champ social allant des conservateurs, atlantistes par rejet du Communisme, jusqu’aux enfants de Jean XXIII avides de nouveautés, et comporte même une frange gauchiste. Surtout remarquable par son angélisme, elle se laisse mener béatement par le groupe précédent.

Tous ces courants ont comme traits communs la répugnance envers la réalité, le goût pour la théorie et l’abstraction, le dégoût de  l’examen et de la réflexion, ainsi que l’aversion envers la discussion argumentée. En deux mots : la paresse d’esprit. La pensée, pourtant simple, que les libertés individuelles dépendent avant tout de la liberté collective, qui ne se défend que collectivement et par une action raisonnée, est par eux rejetée comme trop exigeante, et soupçonnée de mener à l’embrigadement. Raisonner plutôt que céder à l’enthousiasme leur paraît d’un cynisme blâmable. Ils préfèrent partir sans réfléchir vers un avenir qu’ils espèrent enfin radieux.

« Qu’importent les défauts du navire » disent en effet les partisans du traité, « bien sûr il est mal construit, mal gréé, sans cap ni capitaine, mais il existe, il a un équipage très nombreux, et tout ira bien pourvu qu’il quitte le port ». Les eurobédients pensent que la soumission irréversible des Etats à une autorité mal définie suffira par sa seule efficace à renforcer l’Europe. Beaucoup sont fiers, au nom d’un idéal abstrait d’unité, de réduire leur pays à une province. Quelques-uns, quoique conscients des risques, se réjouissent et veulent croire néanmoins qu’ils pourront améliorer peu à peu les institutions. Les plus idéalistes espèrent créer un droit social européen.

Mais les forces économiques et politiques qui ont inspiré ce projet de traité sont celles-là mêmes qui depuis des décennies orientent la politique européenne pour saper les nations et défaire le droit social afin de faire place nette à leur action. Tout espoir d’améliorer ce texte est vain, non seulement parce que la procédure de révision est très lourde, mais surtout parce que ces forces s’y opposeront, et qu’elles contrôlent déjà idéologiquement la situation politique en Europe.


3 La situation politique en Europe

Les défauts juridiques de ce texte sont en effet aggravés par la situation politique de l’Europe, qui en éclaire le dessein.
Un système politique évolue sous l’effet des entreprises d’acteurs, dont chacun tente de réaliser ses projets. Pour comprendre la situation, il faut donc recenser projets et acteurs.


Projets et acteurs

Deux projets s'affrontent sur l'Europe :
- En faire une zone de libre-échange où la finance internationale puisse agir sans contrainte;
- En faire une puissance politique.

Les acteurs dominants dans le monde sont, par ordre de puissance décroissante :
1/ Les entreprises trans-nationales bien en place, dont les plus représentatives sont les compagnies financières et les industries de l'énergie. Ce sont elles qui ont le pouvoir aux Etats-Unis en ce moment.
2/ Leurs concurrentes des industries nouvelles, qui soutinrent récemment le challengeur Kerry, et vont vraisemblablement se rallier à la politique en cours.
3/ Les politiciens étasuniens conscients des intérêts impériaux des Etats-Unis.
4/ Les politiciens des autres pays, tiraillés entre des intérêts nationaux qu'ils perçoivent, les intérêts des grandes entreprises, et leur désir personnel de s'assimiler à la société anglo-saxonne afin d'appartenir à la classe dominante mondiale, et de dominer ainsi leurs compatriotes.

Les trois premiers acteurs ont intérêt à ce que l'Europe soit assez faible pour plier devant eux, et juste assez forte pour les aider. Ils ont intérêt aussi à entretenir des connivences parmi le quatrième groupe, et à le diviser. Le quatrième groupe d'acteurs ne peut prendre de décision cohérente, car il est fractionné entre ceux qui veulent s'abandonner à la domination et ceux qui veulent y résister.


La gouvernance mondiale

Pour les financiers, toute structure sociale est une gêne. Afin d’amortir des productions en grandes séries (mais brèves afin de relancer souvent la consommation), l’idéal est un monde de consommateurs semblables, ayant les mêmes goûts, parlant la même langue, sensibles aux mêmes slogans, et surtout incapables d’actions collectives concertées. Nations, traditions et cultures sont donc des obstacles à abattre. Bien soutenue par des études économiques opportunément rédigées, l’idéologie marchande, qui a survécu à toutes les autres, est devenue si puissante qu’aucun homme politique ne peut la dénoncer, du moins s’il aspire à un autre rôle que celui de tribun ou de faire-valoir.

La puissance politique est à présent détenue par ce que quelques analystes de Gauche nomment « la gouvernance mondiale », composée des firmes multinationales, des institutions internationales (OMC, BM, FMI), des grandes organisations continentales comme l’Union Européenne, de leurs relais, de leurs réseaux et de leurs féaux dans les sociétés. Cette « gouvernance » a pour doctrine le libéralisme économique intégral, pour langue l’anglais, pour chef-lieu les Etats-Unis, et pour bras séculier l’Empire anglo-saxon. Il s’agit pour elle à présent de mettre fermement la main sur l’Union Européenne. Il s’agit de produire en série le consommateur normalisé dont la finance a besoin. Il s’agit d’éviter qu’une réflexion collective sur les besoins de l’Humanité ne vienne ralentir les flux financiers. Si un aménagement apparaissait nécessaire, afin d’atténuer un désastre écologique local par exemple, des experts s’en chargeraient.

Ce ne sont évidemment pas « les Anglo-saxons » qui sont en cause, comme s’ils étaient doués d’une essence durable qui fasse d’eux les dominateurs du Genre Humain. L’Empire anglo-saxon n’est pas non plus, tout simplement, un empire de plus dans l’Histoire : sa particularité historique est d’être l’agent de la « gouvernance mondiale », et bien évidemment il n’y a pas besoin d’un complot explicite pour que des connivences s’établissent.

Les politiciens des Etats-Unis se comportent comme tous les dirigeants d’Empire, et s’efforcent classiquement de soumettre les puissances rivales. Par comparaison avec les empires précédents de l’Histoire, l’empire dominant à présent se signale par une bonhomie de forme, préférant la persuasion à la contrainte sans hésiter toutefois à user de la force la plus brutale pour vaincre les récalcitrants.

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