Voter « Non » pour construire lEurope
Voter « Non » pour construire lEurope
Christian DARLOT**, janvier 2005
Eviter les guerres et faire coopérer les peuples pacifiquement fut le rêve de générations dEuropéens, rêve longtemps inaccessible mais néanmoins peu à peu réalisé au cours de la deuxième moitié du 20e siècle, après les deux guerres terribles de la première moitié. La volonté unanime des Européens est à présent dassurer la paix et la prospérité à tout jamais, en construisant un système politique stable. La question est de savoir comment.
Le projet de traité constitutionnel européen soumis à notre approbation propose une fédération de lEurope qui, selon ses partisans, serait la seule organisation possible. Ce traité serait donc indispensable à lavenir de lEurope, tandis que son refus causerait des dommages à tous les peuples européens.
Les pages qui suivent ont pour but de montrer que la situation nest pas si simple. Il ny a pas quune seule organisation possible de lEurope, et celle qui a été choisie par les promoteurs du projet nest pas neutre politiquement ni socialement.
Au lieu de bâtir une puissance politique, ce projet paralyserait lEurope et la vassaliserait aux puissances anglo-saxonnes. Dans tous les pays dEurope il tendrait à augmenter les inégalités sociales, à appauvrir les peuples et à concentrer les richesses. Loin dassurer la paix, lorganisation politique projetée rendrait inéluctable laggravation des tensions sociales, qui entraînerait de nouveaux troubles.
Pour la France ce traité entraînerait une durable régression sociale et une irrémédiable déchéance politique.
Préparé selon une procédure exorbitante des traditions démocratiques, ce projet énonce de façon très floue les règles de fonctionnement des institutions, que doit préciser tout texte constitutionnel, mais précise une foule de normes économiques qui ny ont pas leur place. Les règles dexercice du pouvoir nétant pas précisées, et le contrôle des dirigeants nétant pas assuré, la politique européenne serait déterminée par les intérêts des grandes compagnies financières internationales qui inspirent les actes des dirigeants anglo-saxons. Instituant une personnalité juridique pour lUnion Européenne, ce texte subordonnerait les Etats nationaux, et soumettrait ainsi les peuples à ces intérêts privés. Prévoyant une procédure de révision constitutionnelle impraticable, il rendrait cette vassalisation définitive. Derrière la façade dun texte de droit, cest un dessein politique et social qui est insinué, dont leffet serait de réduire la démocratie à un jeu dapparences, dinstituer un libre-échange intégral ruineux pour les producteurs et destructeur pour la cohésion sociale, détablir une ploutocratie et de niveler la diversité culturelle. Sil était adopté tel quel, ce texte provoquerait fatalement à moyenne échéance une crise sociale, qui deviendrait bientôt une crise politique à léchelle du continent.
Rejeter ce projet de traité est donc nécessaire pour assurer lavenir de lEurope.
1 Ce quest un texte constitutionnel
La fonction dune coutume ou dun texte constitutionnel est déviter la violence à lintérieur des sociétés, tandis que les traités internationaux ont pour but de maintenir la paix entre les entités souveraines, non subordonnées à des entités politiques supérieures.
Un texte constitutionnel doit donc énoncer les droits des citoyens, assurer la confrontation pacifique des intérêts des groupes sociaux, et préciser les règles de dévolution, dexercice et de contrôle du pouvoir. Il doit indiquer aussi comment ces droits et ces règles pourront être modifiés à lavenir, selon les nécessités de lévolution historique. Un projet de Constitution Européenne devrait donc exposer clairement de telles règles, et le long passé de lEurope incite, en bonne raison, à partir de lexistant, les Nations et les Etats, et à instituer dabord des règles assurant leur coopération, aisément et sans conflits.
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que ce texte nest pas.
Or le texte qui nous est proposé subordonne les Etats à une Union politique sans préciser clairement comment elle sera gouvernée. Le pouvoir paraît partagé entre plusieurs instances, au point quon ne sait où il serait : parmi les commissaires, ou bien les chefs de gouvernements, ou encore les futurs super-ministres ? On ne sait pas non plus comment les intérêts en présence, nationaux, sociaux, économiques, seraient représentés : par les ministres, par le Parlement Européen pourtant si peu représentatif ? Le pouvoir sera donc à prendre, à travers tractations, barguignages et coups fourrés.
Le pouvoir à prendre
Prenons un exemple : un ministre européen des affaires étrangères est prévu par ce projet de traité, et bien des gens disent : "C'est merveilleux, l'Europe parlera enfin d'une seule voix". Mais ce n'est pas tout de parler, encore faut-il avoir auparavant défini une politique, dégagé une décision acceptée de tous à partir de volontés différentes. Or rien n'est prévu pour cela. Décider de décider à lunanimité est décider de ne jamais décider. Quel que soit le texte il faudra donc procéder autrement, à la majorité qualifiée ou bien à lintrigue, à lesbroufe ou à lemporte-pièce. L'expérience montre que, dans l'état présent des rapports politiques, l'Europe ne parle d'une seule voix que lorsqu'elle répète les paroles du maître anglo-saxon. La partie sera donc belle pour le "fédérateur extérieur" comme disait de Gaulle, c'est à dire pour la seule puissance capable de définir une politique et de l'imposer en usant de son influence. Ainsi, si ce traité eût été en vigueur lors de la crise irakienne, toutes choses égales par ailleurs, l'Allemagne, la Belgique et la France eussent été mises en minorité, l'Union européenne aurait emboîté le pas aux Etats-Unis et des soldats européens gambaderaient en Irak sous commandement étasunien. LEurope serait subordonnée étroitement et pour longtemps aux Etats-Unis. L'ONU aurait démontré son inféodation à la puissance dominante et ce parlement mondial serait honni par la moitié la plus pauvre du monde. Lopposition Nord-Sud serait devenue la césure principale dans le monde, et les haines sexprimeraient sans retenue, se renforçant ainsi chaque jour davantage. Gâchis maximal.
La crise irakienne a montré combien la voix de la France au Conseil de Sécurité était utile. Cette voix est indispensable à présent pour rassembler les gouvernements africains, afin de tenter de sauvegarder la paix en Côte dIvoire, dont la crise politique, certainement attisée en sous-main, est représentative des troubles des pays mal développés. Or dix-sept secondes de réflexion pas même intense suffisent à comprendre que si un ministre européen des affaires étrangères dût exister, cette voix, du jour au lendemain, perdrait toute audience. A loccasion dune réforme de lONU elle perdrait bientôt jusquà lexistence. On propose aux Français déchanger une voix de puissance politique qui compte, dans une organisation mondiale et plurilingue, contre un siège de commissaire aux transports dans une fédération régionale, dont lunique langue de travail est désormais celle de la puissance dominante mondiale, qui nest pas européenne, ainsi que du seul peuple dEurope qui a toujours affirmé quil naccepterait pas les règles communes.
LEurope vassalisée
En réalité, les Européens seraient dépossédés des moyens dagir sur leur avenir. Car ce texte imposerait que les actions militaires éventuelles fussent faites dans le cadre de lOTAN, figeant ainsi un système dalliance historiquement daté et dirigé par une puissance non-européenne. Cest placer dans un texte constitutionnel des articles de traité international, et ce serait accorder officiellement aux Etats-Unis un droit de regard sur la politique étrangère européenne. En outre lélargissement à la Turquie et peut-être un jour à lUkraine, en étendant les frontières de lEurope jusquà des régions de tensions mondiales graves, la rendrait en effet dépendante de lOTAN, et anéantirait le concept de dissuasion.
Il est certes nécessaire daméliorer grandement lefficacité de laction diplomatique et militaire des pays européens. La guerre en Yougoslavie a révélé les conséquences désastreuses dune divergence de conduite politique entre les dirigeants allemands et français. Ces erreurs eurent des conséquences criminelles, mais il nest pas vraisemblable quelle puissent être évitées par des palabres entre vingt-cinq gouvernements, dont une dizaine sont directement influencés par un pouvoir situé hors dEurope. Pour éviter ces fautes tragiques, cest une consultation étroite des gouvernants des principaux Etats, les seuls capables daction militaire, qui seule peut être efficace. La guerre est le risque ultime. Seul un pouvoir profondément soutenu par sa population et intellectuellement cohérent peut légitimement et efficacement laffronter pour lempêcher. Une coalition étroitement unie de nations souveraines pourrait y faire face, mais pas une cohue dune trentaine de pouvoir disparates. Au jour dun éventuel péril les dirigeants se découvriraient divisés, impuissants, et seraient trop heureux de remettre le sort des peuples entre des mains plus fermes que les leurs. Abandonner la souveraineté nationale serait donc se placer dans la situation de devoir fatalement choisir un jour entre lallégeance et la servitude.
La représentation des peuples biaisée
Dans lunion projetée, ce nest pas seulement le pouvoir qui serait à prendre, cest aussi la représentation des peuples et des citoyens. Dores et déjà le Parlement Européen se révèle ballotté par des idéologies de factions. Ce Parlement prétend à exercer un pouvoir politique, et la inauguré récemment en cherchant noise à un candidat commissaire, non sur ses actes politiques dans son pays, en effet discutables, mais sur ses croyance morales. Ce déplacement du terrain dattaque ramène des siècles en arrière, aux procès en hérésie intentés à des chanceliers tombés en disgrâce. Notons que cest le principe même dune audition qui pousse à cette confusion des genres. Seuls peuvent se réjouir de cette joute sournoise ceux qui confondent la démocratie avec les luttes de sérail.
Or ce Parlement, qui prétend sanctionner légitimement un pouvoir mais commence par confondre la responsabilité politique et les convictions personnelles, na guère de représentativité. Ses groupes sont composés de rassemblements disparates, qui ont le plus grand mal à sentendre et dont lélecteur ne connaît même pas le programme politique, en général inexistant. Ses députés eux-mêmes sont très éloignés des électeurs : en France, les circonscrïptions incongrues découpées pour ces élections nont pas la moindre légitimité historique, géographique ni sociologique. Ce sont des circonscrïptions de numéros de téléphone, ou bien, si lon veut vraiment leur trouver des antécédents, ce sont la Neustrie, lAustrasie, la Burgondie et lAquitanie des temps mérovingiens, taillées tout exprès pour démembrer le pays et empêcher une représentation nationale. Un scrutin de liste parachève la farce, en assurant lélection automatique des caciques des partis, alors que pour contrôler les politiciens, ce nest pas tant de les élire qui importe que de pouvoir les révoquer. La légitimité dun tel Parlement est très faible, et le restera. Il faut une bonne dose doptimisme pour simaginer que ses votes reflèteront les vux des citoyens plutôt que les intérêts des groupes de pression qui pullulent à Bruxelles.
Le pouvoir séloigne donc des citoyens, dautant plus dangereusement que désormais lEurope se mêle de tout, tendance que ce texte projette daggraver encore.
Lirresponsabilité intrusive
En effet, la répartition projetée des spécialités entre léchelon européen et léchelon national est peu claire : ladministration européenne car en labsence dun pouvoir politique cest ladministration qui gouverne- aurait le droit dintervenir en tous domaines, et se réserve en outre des domaines de compétence exclusive. Parmi ceux-ci se trouve, par exemple, limmigration, qui ne peut pourtant être bien réglée que concrètement et localement, sauf à dériver vers des pratiques inhumaines. Si ce texte était adopté, la politique de limmigration servirait demain de prétexte à étendre les pouvoirs des euro-bureaucrates, dans la méconnaissance des situations locales, au mépris des courants migratoires établis et des traditions nationales, au plus grand dam des migrants et de ceux qui les accueillent. Recette sûre pour envenimer les rapports sociaux.
Le libre-échange coercitif
Par contre, lorganisation économique a fait lobjet de tous les soins des rédacteurs du projet. Des dizaines darticles la concernent, tous dinspiration résolument libérale, il est à peine besoin de le rappeler tant cela a été souligné par les commentateurs. Cest encore une fois discourir longuement sur une organisation contingente liée à une époque, et la figer alors quil faut quelle puisse évoluer. Cest bloquer toute régulation politique et sociale. Plus grave encore, cest assurer lappauvrissement inéluctable de lEurope. Ce texte organise donc le monde à lenvers : il règle en détail le libéralisme économique et bâcle les procédures de confrontation des intérêts. Comme lavocat Bridoison dans « Les Plaideurs », « Il dit fort posément ce dont on na que faire, et court le grand galop quand il est à son fait ».
La négation du droit social
Tout à la promotion de la concurrence commerciale, ce texte passe pratiquement sous silence le droit du travail. Escamotage masqué dun mot : la subsidiarité. Cette notion mal définie est présentée sous un jour sympa : la confiance mutuelle. Selon la règle déjà en vigueur depuis longtemps, chaque pays élabore son droit du travail, que les autres reconnaissent. Mais ce respect apparent des murs locales facilite la délocalisation, et permet même de limporter. Voici comment ce mystère sopère : le droit du travail est celui du pays où le travail seffectue, sauf pour le travail temporaire. Le personnel en mission à létranger pour moins de trois mois relève en effet du droit du pays de lemployeur. Cela paraît le bon sens et la simplicité mêmes : inutile de rédiger des accords internationaux pour du travail intérimaire. Grâce à cette règle, des entreprises dhôtellerie britanniques envoient par roulement des ressortissants du Commonwealth, payés de très bas salaires, servir dans les stations de sport dhiver alpines. Et voilà comment, en cassant les prix le plus légalement du monde, elles ont, après dix ans de persévérance, évincé leurs concurrents, acquis les plus profitables hôtels, et placé sous leur contrôle le marché du travail local. Rassurez-vous, les Britanniques ne sont pas seuls à agir ainsi, et même les Français ont compris le coup et appris à recruter, par le biais de filiales étrangères, des esclaves encore plus mal payés que les immigrés légaux. Le meilleur est toutefois à venir, et les entreprises de transports et de bâtiments de lEst de lEurope sont à cet égard très prometteuses. Les inspecteurs du travail et les magistrats devront se recycler dans le droit des nouveaux adhérents. Le projet de directive « Bolkestein » étendrait ces pratiques dans dimmenses proportions, en érigeant en norme le « principe du droit du pays dorigine ». La concurrence par le dumping social deviendrait impitoyable, et bien sûr les tensions entre travailleurs de pays différents le deviendraient aussi. Or, si le traité dût être adopté, une directive serait bientôt une « loi européenne » primant sur les lois nationales. Et le domaine social est le seul dans lequel lunification des droits est explicitement interdit (pour complaire aux Britanniques). Ce traité institue ainsi la concurrence entre les droits sociaux des pays, de sorte que la concurrence entre entreprises se ferait au détriment des salariés.
La politique sociale est inexistante en Europe et n'existera pas car ni la Grande-Bretagne ni les pays de l'Est de l'Europe n'en veulent, et parce que la France et l'Allemagne sont ligotées par le libre-échange.
Luniformisation culturelle
Sil ne protège pas les travailleurs, ce projet de traité ne sauvegarde pas davantage la diversité culturelle. La plupart des documents de lUnion, déjà telle quelle fonctionne à présent, ne sont plus disponibles dans des délais utiles quen version anglaise. Souvent les autres versions ne sont même plus rédigées, au mépris des traités. Demain, cette politique de fait pourrait devenir de droit, et sétendre à toute la vie sociale. Puisque les lois de lUnion auraient prééminence sur les lois des Etats, toutes les législations nationales de protection des droits linguistiques seraient caduques. Cest la conséquence inéluctable du traité. Toute entreprise qui adopterait pour langue de travail « une langue de lUnion » aurait rempli ses obligations. Le marché du travail serait bouleversé par ce biais-là aussi, puisque la maîtrise de langlais deviendrait officiellement une condition à lembauche, ce quelle est déjà officieusement en maints domaines. Et la modification de lactivité économique retentirait sur toute la vie quotidienne : affichage, notices demploi en anglais, annonces professionnelles en anglais. La prise de décision à la majorité qualifiée permettrait de poursuivre plus avant dans cette voie. Langlais serait à très court terme adopté comme langue commune de lUnion, et au nom de labolition des monopoles, tout établissement denseignement pourrait bientôt échapper à lobligation demployer la langue nationale, pourvu quil adopte une langue européenne « aisément compréhensible ». Devinez laquelle. Bien entendu, les bourgeoisies de chaque nation se rueraient pour inscrire leurs enfants dans ces pépinières présumées de dominants mondiaux.
Les Britanniques sont si certains de ce triomphe quil viennent, pour le hâter, de supprimer lobligation pour leurs écoliers dapprendre une langue vivante. Quant à la convention européenne, elle a délibérément préparé lunification linguistique : des associations de plusieurs pays ont demandé que, parmi la kyrielle darticles du traité, lun au moins protège juridiquement la diversité linguistique et culturelle. Le refus a été net, du moins lorsque le secrétariat de la convention a daigné répondre.
La subordination de lEurope
Cette litanie de défauts pourrait être indéfiniment allongée, mais on se laisserait leurrer à penser que ce texte ne soit quune ébauche. Sa confusion masque utilement son vrai dessein : réaliser lintégration atlantiste voulue depuis plus dun demi-siècle par les fédéralistes européens. Les naïfs qui prônent le « oui » dans lespoir de fonder une puissance européenne indépendante sapprêtent à approuver un texte conçu pour organiser la soumission. Or sil était adopté sa révision serait presque impossible puisquelle nécessiterait lunanimité des vingt-cinq gouvernements, dont une dizaine sont des vassaux des Etats-Unis. Mieux vaut ne pas sembarquer dans un rafiot si peu sûr.
Les illusions des eurolâtres
La mentalité europtimiste résulte de la conjonction historique de plusieurs attitudes qui traditionnellement sopposaient, mais que leffondrement des idéologies et la régression intellectuelle ont rassemblés sur la ligne de plus grande pente.
Le courant le plus ancien, issu des Lumières, est lhéritier des philosophes du XVIIIe siècle que le pouvoir royal écartait des responsabilités politiques, et qui ont de ce fait fondé la tradition de lutopie française. Pour cette sensibilité, que tous ses échecs et même les pires dévoiements nont jamais découragée, tout vaut mieux que ce qui existe. Limportant nest pas dagir prudemment pour faire aboutir un dessein cohérent, mûrement médité, publiquement discuté et progressivement amélioré, mais de changer du tout au tout. Peu importe le projet, pourvu quil soit nouveau et démesuré. La France a assez duré, vive lEurope et que ça bouge un peu ! Cette mentalité puérile, typique des soixante-huitards, est celle des enfants de Jean-Jacques.
Un autre courant historique, mais qui a connu des éclipses, est linternationalisme prolétarien, dont laversion envers les nations varie selon les versions : atténuée chez les enfants de Jean Jaurès, virulente chez les sectateurs de Trotsky si nombreux en France. Ceux-ci poussent à lextrême la tendance déjà observée par Marc Bloch chez les anciens Communistes de son époque : conscients de constituer une élite agissante, ayant appris dans leur jeunesse à mépriser la nation au nom du Prolétariat, la légalité au nom de la Révolution, et la liberté au nom de lEfficacité, ils ont gardé, à lâge de la perte des illusions, la certitude de leur supériorité, le dédain du peuple et le mépris des lois, mis au service de leur vanité. Habitués à prendre leurs ordres auprès dun parti, ils se sont rangés tout naturellement sous la houlette des puissants.
Les plus persévérants européïstes sont les enfants de Jean Monnet, partisans de leffacement des nations au moyen du commerce, de la fédération atlantiste et de labandon de pouvoir aux Etats-Unis. Dans leur esprit, cette politique est nécessaire et suffisante pour assurer la paix et la prospérité. Les plus fervents sexaltent à lidée que la France devienne le Wyoming, un rectangle géographique fondé sur une table rase, semblable à ses voisins, et que ses habitants seuls savent situer. A ce groupe sest rattachée la masse des nantis qui entendent le rester, et qui se couvrent de cette idéologie pour ne pas avouer -savouer ?- leur désir daccaparement. Ne trouvant plus de modèle à Versailles, ils vont le chercher à Washington.
Une famille apparentée est formée par les Catholiques, dont linternationalisme est fondé sur le modèle irénique du peuple de Dieu. Elle couvre un large champ social allant des conservateurs, atlantistes par rejet du Communisme, jusquaux enfants de Jean XXIII avides de nouveautés, et comporte même une frange gauchiste. Surtout remarquable par son angélisme, elle se laisse mener béatement par le groupe précédent.
Tous ces courants ont comme traits communs la répugnance envers la réalité, le goût pour la théorie et labstraction, le dégoût de lexamen et de la réflexion, ainsi que laversion envers la discussion argumentée. En deux mots : la paresse desprit. La pensée, pourtant simple, que les libertés individuelles dépendent avant tout de la liberté collective, qui ne se défend que collectivement et par une action raisonnée, est par eux rejetée comme trop exigeante, et soupçonnée de mener à lembrigadement. Raisonner plutôt que céder à lenthousiasme leur paraît dun cynisme blâmable. Ils préfèrent partir sans réfléchir vers un avenir quils espèrent enfin radieux.
« Quimportent les défauts du navire » disent en effet les partisans du traité, « bien sûr il est mal construit, mal gréé, sans cap ni capitaine, mais il existe, il a un équipage très nombreux, et tout ira bien pourvu quil quitte le port ». Les eurobédients pensent que la soumission irréversible des Etats à une autorité mal définie suffira par sa seule efficace à renforcer lEurope. Beaucoup sont fiers, au nom dun idéal abstrait dunité, de réduire leur pays à une province. Quelques-uns, quoique conscients des risques, se réjouissent et veulent croire néanmoins quils pourront améliorer peu à peu les institutions. Les plus idéalistes espèrent créer un droit social européen.
Mais les forces économiques et politiques qui ont inspiré ce projet de traité sont celles-là mêmes qui depuis des décennies orientent la politique européenne pour saper les nations et défaire le droit social afin de faire place nette à leur action. Tout espoir daméliorer ce texte est vain, non seulement parce que la procédure de révision est très lourde, mais surtout parce que ces forces sy opposeront, et quelles contrôlent déjà idéologiquement la situation politique en Europe.
3 La situation politique en Europe
Les défauts juridiques de ce texte sont en effet aggravés par la situation politique de lEurope, qui en éclaire le dessein.
Un système politique évolue sous leffet des entreprises dacteurs, dont chacun tente de réaliser ses projets. Pour comprendre la situation, il faut donc recenser projets et acteurs.
Projets et acteurs
Deux projets s'affrontent sur l'Europe :
- En faire une zone de libre-échange où la finance internationale puisse agir sans contrainte;
- En faire une puissance politique.
Les acteurs dominants dans le monde sont, par ordre de puissance décroissante :
1/ Les entreprises trans-nationales bien en place, dont les plus représentatives sont les compagnies financières et les industries de l'énergie. Ce sont elles qui ont le pouvoir aux Etats-Unis en ce moment.
2/ Leurs concurrentes des industries nouvelles, qui soutinrent récemment le challengeur Kerry, et vont vraisemblablement se rallier à la politique en cours.
3/ Les politiciens étasuniens conscients des intérêts impériaux des Etats-Unis.
4/ Les politiciens des autres pays, tiraillés entre des intérêts nationaux qu'ils perçoivent, les intérêts des grandes entreprises, et leur désir personnel de s'assimiler à la société anglo-saxonne afin d'appartenir à la classe dominante mondiale, et de dominer ainsi leurs compatriotes.
Les trois premiers acteurs ont intérêt à ce que l'Europe soit assez faible pour plier devant eux, et juste assez forte pour les aider. Ils ont intérêt aussi à entretenir des connivences parmi le quatrième groupe, et à le diviser. Le quatrième groupe d'acteurs ne peut prendre de décision cohérente, car il est fractionné entre ceux qui veulent s'abandonner à la domination et ceux qui veulent y résister.
La gouvernance mondiale
Pour les financiers, toute structure sociale est une gêne. Afin damortir des productions en grandes séries (mais brèves afin de relancer souvent la consommation), lidéal est un monde de consommateurs semblables, ayant les mêmes goûts, parlant la même langue, sensibles aux mêmes slogans, et surtout incapables dactions collectives concertées. Nations, traditions et cultures sont donc des obstacles à abattre. Bien soutenue par des études économiques opportunément rédigées, lidéologie marchande, qui a survécu à toutes les autres, est devenue si puissante quaucun homme politique ne peut la dénoncer, du moins sil aspire à un autre rôle que celui de tribun ou de faire-valoir.
La puissance politique est à présent détenue par ce que quelques analystes de Gauche nomment « la gouvernance mondiale », composée des firmes multinationales, des institutions internationales (OMC, BM, FMI), des grandes organisations continentales comme lUnion Européenne, de leurs relais, de leurs réseaux et de leurs féaux dans les sociétés. Cette « gouvernance » a pour doctrine le libéralisme économique intégral, pour langue langlais, pour chef-lieu les Etats-Unis, et pour bras séculier lEmpire anglo-saxon. Il sagit pour elle à présent de mettre fermement la main sur lUnion Européenne. Il sagit de produire en série le consommateur normalisé dont la finance a besoin. Il sagit déviter quune réflexion collective sur les besoins de lHumanité ne vienne ralentir les flux financiers. Si un aménagement apparaissait nécessaire, afin datténuer un désastre écologique local par exemple, des experts sen chargeraient.
Ce ne sont évidemment pas « les Anglo-saxons » qui sont en cause, comme sils étaient doués dune essence durable qui fasse deux les dominateurs du Genre Humain. LEmpire anglo-saxon nest pas non plus, tout simplement, un empire de plus dans lHistoire : sa particularité historique est dêtre lagent de la « gouvernance mondiale », et bien évidemment il ny a pas besoin dun complot explicite pour que des connivences sétablissent.
Les politiciens des Etats-Unis se comportent comme tous les dirigeants dEmpire, et sefforcent classiquement de soumettre les puissances rivales. Par comparaison avec les empires précédents de lHistoire, lempire dominant à présent se signale par une bonhomie de forme, préférant la persuasion à la contrainte sans hésiter toutefois à user de la force la plus brutale pour vaincre les récalcitrants.