Contre-vérité !
Le propos de ces lignes nest pas danalyser le texte du projet de Constitution mais de montrer, aussi succinctement que possible, linconsistance des arguments avancés en faveur du « oui » au référendum. Il est aussi de faire entrevoir en quoi cette Europe-là forclôt toute politique sociale, même modérée, dans lavenir.
Première contre-vérité : le projet de Constitution ne serait quun traité inter-étatique comme les cinq qui lont précédé (Rome, Acte unique, Maastricht, Amsterdam, Nice)
En un sens cest exact : il sagit dun traité entre des Etats, adopté par les chefs dEtat ou de gouvernement puis soumis à ratification par voie parlementaire ou par voie référendaire (selon les pays), et non du résultat dun processus constituant, cest-à-dire issu dun débat au sein dune Assemblée représentative, comme ce fut le cas de toutes les grandes Constitutions dans le monde. La Convention, qui en a formulé le texte (lequel fut amendé ensuite avant son approbation par les chefs dEtat ou de gouvernement lors du Conseil du 18 juin 2004), nétait pas élue par les 450 millions de citoyens des pays européens, mais désignée. Ses 72 membres, dont 56 parlementaires qui navaient pas du tout été mandatés pour cela, ont adopté trois de ses quatre parties sans vote, après plusieurs mois de discussions et dun travail rédactionnel dont les citoyens de lUnion ont, pour la plupart, ignoré lexistence.
Il faut savoir en outre que la troisième partie a été rajoutée pendant lété 2003 lorsque la Convention sétait séparée. Cest pourtant cette troisième partie, qui reprend en les réécrivant partiellement des chapitres entiers des traités antérieurs, qui est le cur socio-économique du projet.
Ce « projet de Constitution » est bien loin de nêtre quun réaménagement de ces traités, auxquels il vient se substituer, et encore moins un « simple règlement intérieur » (Rocard). Le terme de Constitution a ici bien plus quune valeur symbolique. Il désigne un énorme édifice juridique qui simposera, sur la base de ses différents articles, à tous les pays avec la force de la loi suprême (ce nest pas par hasard non plus que les termes de « loi » et de « loi-cadre », pour le processus législatif à venir, ont remplacé ceux de « directives » et de « règlements » qui prévalaient jusquici). Les choses sont dites en toutes lettres : « La Constitution et le droit adopté, par les institutions de lUnion, dans lexercice des compétences qui sont attribuées à celles-ci, priment le droit des Etats membres » (art. I, 6).
Certes les Constitutions des différents pays ne sont pas abolies. Mais elles seront sujettes, plus encore que par le passé, à un certain nombre de révisions, qui pourront les transformer en profondeur, et les lois devront être mises en conformité avec le droit européen. A défaut de quoi la Cour de justice européenne (dont les membres sont nommés dun commun accord par les gouvernements), laquelle pourra être saisie par la Commission, par nimporte quel Etat, institution ou individu, statuera et pourra contraindre les gouvernements à se plier à ses injonctions, jouant ainsi le rôle dune sorte de Cour suprême, ou dun Conseil constitutionnel à léchelle européenne.
Voici un exemple récent : la Cour a exigé, sur plainte dune banque étrangère, du gouvernement français quil renonce à certaines règles quil avait imposées aux banques (interdiction de la rémunération des comptes courants et des commissions prélevées sur lémission des chèques). De tels exemples se multiplieront si le projet de Constitution est adopté. Il nest pas exagéré de dire que la Constitution européenne organise une sorte de coup dEtat permanent.
Enfin, et peut-être surtout, cette Constitution na pas de précédent dans lhistoire, car les Constitutions existantes ou ayant existé définissent des principes généraux concernant les institutions politiques et leur mode de fonctionnement, mais nénoncent pas des règles et des politiques économiques, laissant ainsi aux Parlements la tâche den décider par des lois et aux gouvernements celle de les mettre en uvre à travers des décrets. Or la partie III, qui concerne essentiellement ces dernières, occupe presque la moitié du texte. Comme le note Jean-Luc Mélenchon, cest comme si lon avait intégré dans la Constitution française « le code du commerce et le code de lartisanat », lesquels ne pourraient alors être modifiés que par un changement de Constitution ou par une révision constitutionnelle.
Il aurait fallu bien évidemment séparer cette partie III des autres parties. Elle aurait pu alors donner matière à un traité inter-étatique ordinaire, mais à rien dautre.
On peut donc voir ici tout ce quil y a de factice, ou pis, dillusoire, dans la position de ceux qui disent que ce sont les autres parties qui importent et que cette partie est certes critiquable du fait de son caractère ultra-libéral, mais quelle pourrait être remise en cause ultérieurement. Cest bien lentièreté du texte qui est soumis à ratification, et lon va constater que sa révision sera à peu près impossible.
Deuxième contre-vérité : la Constitution pourrait toujours être révisée
Cest là le second argument invoqué pour apaiser les craintes, et lon ajoute que les traités antérieurs ont pu être révisés, alors que le principe de lunanimité prévalait déjà. On dissimule trois faits nouveaux et majeurs : 1° tous les traités précédents prévoyaient de nouvelles étapes dans la construction européenne et pointaient dans leur direction. Celui-ci au contraire se présente comme un bloc achevé, « conclu pour une durée illimitée », dit larticle IV-446 (pour 50 ans au moins, précisait le président de la Convention, Giscard dEstaing) ; 2° ce ne sont plus quinze mais vingt-cinq Etats (dont Chypre, Malte), qui devront lapprouver ; 3° la révision est soumise à une double condition dunanimité : par le Conseil européen (les chefs dEtat) et par les Etats membres (par voie parlementaire ou voie référendaire). Autant dire quelle sera quasiment impossible (de plus, tout Parlement national peut bloquer la procédure dite de « révision simplifiée »).
Il ne reste plus quune solution pour un pays qui voudrait sémanciper du carcan : « le retrait volontaire ». Mais il ne serait pas facile : à défaut daccord de retrait avec les autres pays, il prendra deux ans, sauf si le Conseil des chefs dEtat décide à lunanimité de proroger ce délai (art. I-60 §3).
Troisième contre-vérité : il y aurait des avancées démocratiques substantielles
Mais de quelle démocratie parle-t-on ?
Sil sagit de la démocratie au sein des différents pays, elle voit son champ se rétrécir avec tous les abandons de souveraineté. Les partisans dune Europe fédérale sen féliciteront, regrettant quon ne soit pas allé plus loin. Mais il nest nul besoin dêtre souverainiste pour considérer que, lEurope nétant pas une seule nation et devant au contraire se bâtir sur le respect des différences nationales qui font sa richesse, les institutions communes nont pas à intervenir dans un certain nombre de domaines, comme le voudrait le principe de subsidiarité sil était entendu non comme un reliquat concédé par lUnion aux nations et toujours grignoté par linflation législative communautaire (cf. cette formulation à propos des compétences dites « partagées » : « Les Etats membres exercent leur compétence dans la mesure où lUnion na pas exercé la sienne. »), mais comme une délégation bien circonscrite de pouvoirs consentie par chaque nation à lUnion.
Chacun a à lesprit des exemples de linterventionnisme européen (du Conseil des ministres et de la Commission, notamment dans son rôle de gardienne des règles de la concurrence, qui lui permet de prendre seule des décisions exécutoires) dans les affaires dun pays, et de ses aspects parfois aberrants ou abracadabrants (la Commission avait même envisagé de modifier la fabrication des fromages français et la dimension des autobus anglais !) En voici un en matière de fiscalité : lEtat français ne peut modifier la TVA sur la restauration sans avoir laccord des autres pays, dans un domaine qui ne concerne pourtant pas le marché intérieur de lUnion puisque les restaurants ne sont pas des marchandises qui circulent, alors quil est libre de fixer les taxes sur le tabac, qui, lui, circule librement !
Mais le plus grave concerne ici les services publics, qui pourtant relèvent pour la plupart de lexercice de la citoyenneté au sein de chaque nation. Bien que le projet de Constitution assure que laccès aux « services dintérêt économique général » sera respecté par lUnion « tel quil est prévu par les législations et pratiques nationales », leur définition et les modalités de leur exercice sont bouleversées (on y reviendra plus loin).
Sagit-il de la démocratie au niveau de lUnion ? On fait grand cas de trois « avancées ».
Dabord le Conseil (des ministres) désormais « siège en public », « lorsquil délibère et vote sur un projet dacte législatif ». Il sagissait de répondre à la critique sur lopacité de son fonctionnement. Mais cette publicité est de peu de portée, quand on sait que lessentiel du travail se fait en amont, notamment au sein du Conseil des représentants permanents (sans parler de lintense travail dinfluence exercé sur la Commission par de puissants lobbies dûment accrédités).
Ensuite le Parlement européen voit sa sphère de co-décision sétendre. Mais il faut rappeler quil na quasiment aucun droit dinitiative, que la co-décision nempêche pas le Conseil des ministres dexercer la fonction législative décisive, et que les décisions les plus importantes lui échappent (tout ce qui concerne la fiscalité, la protection sociale, les fonctions régaliennes des Etats), pour lesquelles il est seulement consulté.
Enfin il existe un droit dinitiative pour les citoyens dEurope eux-mêmes. Miracle de la « démocratie participative » ! Mais regardons-y de plus près : il faut que ces citoyens soient au nombre d un million et quils soient des ressortissants dun nombre significatif dEtats membres. Admettons. Tout ce quils peuvent faire est « dinviter la Commission, dans le cadre de ses attributions, à soumettre une proposition appropriée sur des questions pour lesquelles ces citoyens considèrent quun acte juridique de lUnion est nécessaire aux fins de lapplication de la Constitution » (article I-47, je souligne), tout cela devant être précisé par une future loi. La Commission est ainsi entièrement libre de ne pas donner suite. Et aucune révision partielle de la Constitution nest possible par cette voie.
Au regard de ces « avancées » on peut constater en revanche que le projet de Constitution renforce les institutions telles quelles existaient déjà, cest-à-dire : un système de décision intergouvernemental décroché de toute délibération parlementaire ; une Commission dont le président et les membres sont désignés par les chefs dEtat, qui a un quasi-monopole de linitiative et peut se voir déléguer le pouvoir dadopter des règlements contraignants (seule « avancée » : le Parlement peut récuser le candidat à sa présidence proposé par les chefs dEtat ; mais il ne peut en proposer un autre) ; un Parlement européen, qui na pas de mandat précis, faute de véritables programmes politiques (qui sait donc pour quoi il a voté lors des dernières élections européennes ?), dont les compétences sont limitées, et le rôle souvent réduit à lapprobation ou au veto, tant la procédure de co-décision est lourde (elle peut comporter jusquà trois lectures et une conciliation) ; une Cour de justice de lUnion, qui a un rôle de jurisprudence énorme (cf. ci-dessus) ; une Banque européenne dont les gouverneurs sont choisis par les gouvernements mais qui, ensuite, agit en totale indépendance (on y reviendra).
Le seul « progrès » consiste dans la manière daméliorer le fonctionnement des institutions dans une Europe à 25. Or, voyez le brillant résultat pour la Commission (qui est à la fois un centre dinitiative législative et un exécutif européen sous contrôle certes du Conseil des ministres, mais dont on connaît le pouvoir) : les dix nouveaux membres de lUE (17% de sa population) nommeront 40 % des commissaires ; avec la rotation égalitaire prévue pour les 15 membres ayant le droit de vote, sera exclu pendant cinq ans sur dix tout commissaire allemand ou français. Il y aura un président du Conseil (au lieu de lactuelle présidence tournante), mais sans pouvoir véritable. Il y aura un ministre des Affaires étrangères, mais il ne pourra parler que sil dispose de lunanimité des voix des ministres des 25 pays membres.
Il peut paraître incroyable que les Etats fortement peuplés aient accepté des règles pouvant les mettre en minorité. Lexplication est simple : le système reste fondamentalement intergouvernemental et les gouvernements savent que la règle de lunanimité, qui prévaut sur tous les sujets majeurs, leur permettra de négocier en position de force, tandis que les petits pays seraient mal venus de tout bloquer.
Au total non seulement les « avancées démocratiques » sont insignifiantes, mais encore le risque de paralysie nest nullement évité. LEurope restera un système bâtard : ni Fédération, ni Europe des nations. Et elle restera caractérisée par une confusion des pouvoirs contraires à tout régime démocratique (cest ainsi que le Conseil des ministres est à la fois un législateur, un gouvernement et une Chambre haute).
Quatrième contre-vérité : les coopérations renforcées permettraient daller de lavant
Cest plus que douteux : si elles ont existé dans le passé (politique agricole commune, autres fonds structurels, zone euro), de nouvelles coopérations seront de fait pratiquement irréalisables. Ceux qui rêvent à un noyau dur, qui pourrait se constituer autour de la France, de lAllemagne et du Benelux, puis sétendre à dautres partenaires, en seront pour leurs frais. Les conditions pour établir une coopération renforcée sont en effet drastiques : elles ne peuvent concerner les compétences exclusives de lUnion (ce qui exclut donc les règles de la concurrence, nécessaires au fonctionnement du marché intérieur), elles supposent un feu vert de la Commission, puis une autorisation du Conseil statuant à lunanimité pour toutes les dispositions supposant lunanimité (notamment la fiscalité, la protection sociale, la politique étrangère et de sécurité commune), autorisation qui ne sera accordée que si les objectifs ne peuvent être atteints autrement. De quoi décourager toutes les bonnes volontés. Les tenants dune simple zone de libre-échange, avec monnaie unique non obligatoire, ont veillé au grain.
Cinquième contre-vérité : la Constitution permettrait de sauver, et même de renforcer, le modèle social européen
Cest tout simplement faux : malgré les bonnes intentions affichées, les mécanismes institutionnels et les dispositions juridiques, détaillés avec un souci qui ne laisse rien dans lombre, ne peuvent que laffaiblir.
Si lUnion devait se doter dune bannière, ce serait : « Le pays où la concurrence est libre et non faussée. » Cest là en effet lobjectif qui vient en premier, après un baratin sur les valeurs. Lobjectif suivant met en avant la stabilité des prix. Et, sil est question dune « économie sociale de marché », cest pour ajouter aussitôt « hautement compétitive ». Bien sûr on parle aussi de plein emploi, de progrès social, de justice et de protection sociales, mais ce sont là des objectifs subordonnés, et en fait plus ou moins contredits par les premiers. Bien sûr le texte évoque la perspective dharmonisations sociales. Mais aucun terme nest fixé dans le temps, et le dispositif du vote à lunanimité au sein du Conseil en fait un vu pieux.
Voici le plus extraordinaire dans ce projet de Constitution : il fait de la concurrence la règle dor, et en même temps il lagence en sorte quelle soit déloyale, cest-à-dire quelle permette le dumping fiscal et social, quelle soit donc faussée (à moins que lon considère que la concurrence doit être aussi fiscale et sociale pour être complète, ce que lon nose avouer pour ne pas paraître ultra-libéral). Dores et déjà, nous savons ce que cela veut dire : une harmonisation de fait vers le bas, ce qui correspond aux exigences des multinationales dans leur lutte-concours à léchelle mondiale. Cest ce qui sest passé par exemple avec le taux de limpôt sur les sociétés, qui na cessé de baisser (il nest prévu dharmonisation fiscale que pour les taxes sur le chiffre daffaires, les droits daccise et autres impôts indirects, et elle suppose un vote à lunanimité).
Certains soutiennent quune forme de « discrimination positive » en faveur des pays dEurope les moins développés (notamment les dix derniers entrants) nest que justice, car elle doit leur permettre de rattraper, conjointement avec le bas niveau de leurs salaires, les pays les plus développés. Ils auraient parfaitement raison si ces avantages étaient temporaires et sils étaient, comme cest le cas pour les aides régionales, modulables en fonction du niveau atteint. Il nen est pas ainsi. Dès lors cest bien la règle implicite du moins-disant social et du moins-disant fiscal qui simposera delle-même, et les délocalisations auront les plus beaux jours devant elles.
Cest à ce sujet que le projet invoque opportunément le principe de subsidiarité : voilà un domaine qui, pour une très large part, est dit relever de la compétence des Etats. On ajoute même généreusement que les lois européennes « ne peuvent empêcher (sic) un Etat de maintenir ou détablir des mesures de protection plus strictes compatibles avec la Constitution » (art. III, 210, §6). Sans doute ne saurait-on unifier des systèmes de protection sociale extrêmement divers, mais une certaine harmonisation aurait pu et aurait dû être planifiée (par exemple un nombre de minima sociaux, ajustés en fonction des salaires minimaux, des normes planchers en matière de maladie, de chômage, de retraite) pour que lon pût parler dun modèle social européen.
De la même façon, tout ce qui concerne les salaires se trouve exclu du champ de la politique sociale communautaire (ainsi de lidée dun Smic européen modulable selon le niveau de vie dans chaque pays).
Sixième contre-vérité : le projet de Constitution comporterait pourtant quelques avancées en matière de droits économiques et sociaux
Une comparaison attentive, article par article, entre les traités antérieurs et la Constitution montre quil nen est rien. Ces droits sont restés inchangés (avec même quelques petites restrictions). Certes la Charte des droits fondamentaux acquiert valeur constitutionnelle. Mais, si elle « reconnaît et respecte le droit daccès aux prestations de sécurité sociale et aux services sociaux », elle ninstitue aucun droit obligatoire à prestation (par exemple en matière de chômage, de retraite ou de minimum de ressources).
Pour ceux qui espéreraient une évolution en ce sens, ils sont prévenus. LUnion et les Etats devront tenir compte de « la nécessité de maintenir la compétitivité de léconomie de lUnion », et une telle évolution résultera autant « du fonctionnement du marché intérieur, qui favorisera lharmonisation des systèmes sociaux », que des procédures prévues par la Constitution. Quant à ces dernières, rappelons quen matière de protection sociale, la plupart des décisions devront être prises à lunanimité. Et, pour quil ny ait pas davancée intempestive, il est précisé que le présent article (larticle III, 210 sur la politique sociale) « ne sapplique ni aux rémunérations, ni au droit dassociation, ni au droit de grève, ni au droit de lock-out ».
Septième contre-vérité : le projet de Constitution reconnaîtrait enfin la spécificité des services publics
Il nest nullement question dans la Constitution de services publics, mais de « services dintérêt économique général », et ce nest pas du tout la même chose. Bien que la notion de service public nait jamais été bien claire, elle a une signification politique : elle est liée dans un pays comme la France aux valeurs républicaines, donc à la citoyenneté, y compris dans ses dimensions sociale et économique (par exemple elle nimplique pas seulement un droit à léducation, mais aussi un droit à la santé, un droit à lénergie ou aux télécommunications etc.). Ici au contraire les services dintérêt économique général dont on sait déjà quils seront définis de manière extrêmement limitative sont des marchandises comme les autres, seulement soumises à certaines conditions daccessibilité. Il en résulte logiquement quelles tombent entièrement sous le droit de la concurrence : « Les entreprises chargées de la gestion de services dintérêt économique général ou présentant le caractère dun monopole fiscal sont soumises aux dispositions de la Constitution, notamment aux règles de la concurrence. » Larticle III-166 ajoute certes : « dans la mesure où lapplication de ces dispositions ne fait pas échec à laccomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie. » Cela signifie seulement que des dérogations sont possibles et que, dans certains cas, des compensations peuvent être admises pour les servitudes imposées.
Un bref commentaire simpose ici. Les entreprises en question peuvent être publiques (ce nest pas interdit), mais elles doivent être soumises au même principe de rentabilité que les entreprises privées. La Constitution ne le dit pas, mais la jurisprudence est claire : si lEtat actionnaire ne se comporte pas comme un « investisseur avisé », il est considéré comme fournissant une aide déguisée, aide qui est absolument proscrite comme contraire à la concurrence.
Sans en avoir lair, les articles de la Constitution sur les services dintérêt économique général sont une machine de guerre contre certains services publics, et le jeu de la concurrence entre entreprises et de la concurrence inter-étatique pousse à leur privatisation : il suffira de les attaquer devant la Commission, et éventuellement devant la Cour de justice européenne, pour infraction aux règles du marché.
Huitième contre-vérité : le projet de Constitution rendrait possible une politique économique plus souple et mieux coordonnée
Les fameux critères, qui étaient à lorigine des critères de convergence en vue de linstauration de la monnaie unique (un déficit budgétaire limité à 3 % du PIB, une dette publique limitée à 60 % du PIB) semblent effectivement devoir être appliqués de manière un peu plus souple (la Commission, selon larticle III-183, § 3, examinera « si le déficit public excède les dépenses publiques dinvestissement et tient compte de tous les autres facteurs pertinents, y compris la position économique et budgétaire à moyen terme de lEtat membre »). Mais lensemble de la politique économique reste inchangé : celle-là continue à être un système de surveillance mutuelle, qui empêche en fait les prétendues « grandes orientations » de viser de grands objectifs communs. Cest en réalité le marché qui est censé régler presque tous les problèmes : « Les Etats membres et lUnion agissent dans le respect dune économie de marché ouverte, où la concurrence est libre, favorisant une allocation efficace des ressources » (art. III, 178).
Dabord la politique monétaire (dont il est significatif quelle soit séparée de la « politique économique ») reste du ressort dune Banque centrale européenne dont lobjectif principal est la stabilité monétaire et dont il est dit quelle ne doit solliciter ni accepter des instructions de personne. Il faut souligner que lEurope est le seul pays au monde où cette indépendance absolue existe et soit promise à être constitutionnalisée. La surveillance de linflation a dabord bien sûr un sens social : si les salariés nont pas intérêt à une perte de valeur de la monnaie, les rentiers y ont encore moins intérêt, au risque de voir fondre leurs rentes. Mais aussi toute politique résolue de relance par linvestissement public est désormais impossible, car elle signifierait des dépenses et du déficit (en attendant que les recettes issues dune croissance accrue ne viennent combler ce dernier). Le keynésianisme si largement pratiqué en fait par bien des apôtres du marché, et tout récemment par les néo-conservateurs de ladministration Bush est désormais enterré.
Ensuite la politique de change, qui reste en principe du ressort du Conseil, est accaparée de fait par la Banque centrale européenne, puisquelle ne doit avoir aucune incidence sur linflation alors que, aux Etats-Unis, elle est du ressort exclusif de la Maison-Blanche, qui peut obliger la FED à modifier ses taux directeurs.
Enfin les contraintes budgétaires sont fixées de telle manière quelles conduiraient inévitablement, en période de faible croissance et vu lacharnement idéologique contre les prélèvements obligatoires, à couper dans les dépenses, notamment dans les dépenses sociales, et à privatiser de plus en plus les services publics, pour quils soient de moins en moins financés par lEtat, cest-à-dire par limpôt soit directement sur fonds publics, soit indirectement à travers des recapitalisations dentreprises publiques.
Si lon ajoute la course au moins-disant fiscal, cest lensemble du secteur public (et donc aussi, à terme, la santé, léducation, les gares, les autoroutes, les aéroports, etc.) qui sera privatisé, cest-à-dire qui échappera à toute décision politique.
Voilà donc, ce quon nous invite à « constitutionnaliser ». En fait de coordination, il ny aura quune surveillance réciproque. Quant à ceux qui escomptent un redémarrage de léconomie par le biais de grands travaux menés à léchelle européenne, ils devraient se rappeler quon en parle depuis des lustres sans rien voir venir et que ce nest pas avec le maigre budget européen, auquel chaque pays cherche à contribuer le moins possible pour alléger ses finances, quon y parviendra. La logique densemble du système sy oppose.
Et, en fait de politiques publiques il ny aura plus pour les Etats que des actions marginales, faute de politique économique digne de ce nom et sous leffet de linterdiction de la plupart des aides publiques.
Neuvième contre-vérité : il faudrait éviter la crise, car la non-ratification serait la fin de lEurope
Ce ne serait pas la fin de lEurope car on en reviendrait aux traités antérieurs (de toute façon, même ratifiée par tous les pays, la Constitution nentrerait en vigueur quà la fin 2006). Le traité de Nice était, paraît-il, une catastrophe institutionnelle. En fait il rendait les choses seulement un peu plus compliquées, du fait notamment du passage à 25 Etats membres. En réalité, le projet de Constitution narrange rien, car il ajoute encore des conflits de pouvoirs potentiels. Cest bien la paralysie qui menace de plus en plus. La non-ratification serait sans aucune doute source dune crise majeure non dans le fonctionnement, mais quant à la nature et au sens mêmes de cet édifice depuis ses origines. Alors, vive la crise, car cet édifice a été construit pour développer le marché contre la démocratie, pour retirer aux citoyens le plus de pouvoirs possibles. Cette Europe quon nous propose est le seul pays au monde, qui, se réclamant de la démocratie, entreprend de soustraire à ce point la vie économique aux choix politiques. Certes, les droits de lhomme y sont fortement affirmés, mais nullement les droits du citoyen (à lexception des droits civiques, au sens le plus étroit du terme). Cest lutopie néo-libérale en marche.
Conclusion
Létude approfondie du projet de Constitution supposerait le travail assidu de plusieurs groupes de contre-experts. Il faudrait non seulement analyser la philosophie générale du projet (son plan, ses concepts, ses silences, ses appels à des lois à venir, etc.), mais encore scruter et déchiffrer chacun de ses 448 articles, avec leurs renvois à dautres articles et à tel ou tel paragraphe, et les 300 pages de protocoles et déclarations, qui en sont partie intégrante, car le diable se cache dans les détails. Il faudrait voir comment dapparentes concessions de vocabulaire sont démenties par la formulation de telle ou telle disposition juridique. Il faudrait aussi faire toute une archéologie, car cette Constitution est un empilement, un réagencement et une réécriture partielle des traités antérieurs. Un tel travail est évidemment hors de portée de tout citoyen, même armé des meilleures compétences. La responsabilité des dirigeants politiques est dautant plus lourde quon est bien obligé de les croire sur parole. Or on ne peut quêtre stupéfait devant un certain nombre de contre-vérités, dont on voulait épingler ici quelques unes, et devant le bas niveau des arguments invoqués, qui relèvent souvent dune sorte de chantage intellectuel ou politique.
Dans ces conditions, le meilleur conseil quon puisse donner à nos concitoyens est de juger par eux-mêmes des bienfaits et des méfaits de la construction européenne tels quils peuvent les vivre au quotidien. Des tracts ou des documents de quelques pages ne seront certes pas inutiles, mais nauront pas grand sens, vu que nous ne sommes pas ici sur un sujet qui parle spontanément à beaucoup de gens, comme celui des retraites ou de la sécurité sociale. En revanche ce quil faut absolument dire, cest quil est faux que 1° la Constitution laisse aux Etats des marges de manuvre importantes, qui continueraient à donner un sens aux élections nationales, et que 2° demain, grâce à lEurope, tout ira mieux et quon rasera gratis. La droite et la gauche sont partagées, parce quelles savent que ce nest pas vrai.